recherche Stratégie prospective

Les rythmes avant tout pour construire la ville !

Episode 5 – “où en est la recherche temporelle ?”

Luc Gwiazdzinski est géographe, professeur à l’ENSA de Toulouse et chercheur au Laboratoire LRA. Il a été précurseur des démarches temporelles, dès la fin des années 90, en mettant en place l’une des premières « Agence des Temps et de la mobilité » sur le Territoire de Belfort.

Luc, si on revenait  sur cette aventure que fût l’agence des Temps et de la mobilité de Belfort ?

En fait, je travaillais depuis le début des années 90 sur ces sujets des temps, des mobilités, et celui de la nuit, et une opportunité s’est ouverte : celle d’initier ce qui fut l’un des premiers Bureaux des Temps en France, à Belfort. Cette « agence des temps et des mobilités » fut un vrai lieu d’innovation ouverte, une plateforme multi partenariale entre le Conseil Général de Belfort, des entreprises, des syndicats, des associations, sur un territoire large, Belfort et son aire urbaine.

    Luc Gwiazdzinski, pionnier des démarches temporelles

Il s’agissait d’aborder la question sous divers axes : l’observation et la représentation avec des outils dynamiques à créer, la sensibilisation, avec des parcours, des traversées de territoires pour innover, et l’expérimentation des politiques temporelles, sous le mode partenarial. L’objectif était clairement de limiter les délais entre recherche et action publique, en mettant en avant la co-construction avec les usagers, ce qui à l’époque était très nouveau ! En même temps, se déroulait la démarche « Temps et Territoires » de la DATAR en 1998, et il y a eu ainsi un lieu où la recherche pouvait accompagner des expérimentations locales, l’ouverture de Bureaux des Temps et l’ouverture à l’internationale.  Le sujet temps et mobilité a pris sa genèse ici à Belfort.

– comment abordez-vous la question des temporalités ?

Pour comprendre, il faut expliquer comment on a glissé des temporalités aux rythmes.

La question du temps, on l’a d’abord rencontrée en traitant des temporalités longues, par exemple avec l’action Alsace 2005, et l’exercice de prospective décliné sur le territoire de Belfort 2010, et comment on utilise une projection vers le futur pour faire des politiques publiques.

Autre exemple, la question des frontières, le jour, la nuit, m’a conduit sur le sujet de la nuit et la ville des 24h ; avec un constat que le temps était une question peu abordée dans l’urbanisme et l’aménagement. On aménage le territoire pour gagner du temps, mais peu l’inverse, comment le temps peut faire gagner de l’espace. Avec la question du temps, on pouvait se décaler et revenir à des expérimentations sur le terrain, mais aussi travailler sur les modes de vies, les usages, les pratiques, les représentations dynamiques qui permettent la médiation, avec des visuels par exemple. On donne ainsi des clés de lecture et d’écriture de l’espace public afin d’observer des situations in situ, mais aussi les appropriations d’activités dans l’espace.

A l’époque, on partait de très loin, sans données existantes ; on a débouché sur la notion d’espace-temps et de chronotopie – avec le Polytechnico de Milan-, mais il manquait la dimension sensible, celle de l’émotion, du ressenti. Aujourd’hui, la notion de rythmes, de flux, permet d’étudier le mouvement, dans un monde incertain ; elle rend sensible à la notion de fragilité, de vulnérabilité, d’incertitude, de temporaire, avec ses contradictions, ses paradoxes. C’est ainsi qu’on arrive au concept de ville malléable  comme indiqué dans cet article de  M3, en montrant comment la clé des temps peut être utilisée comme un outil, qui démontre l’intensité d’usage, l’hybridation, et la transformation de  l’espace et la ville.

Une chance : la question du temps est transversale et n’est la compétence de personne, et de tout le monde, en politique publique ; cela oblige aux partenariats, même si c’est aussi une fragilité car il faut convaincre, mais c’est très riche comme approche. Aujourd’hui on ne peut plus être dans des logiques d’aménagement définitif. Sur le sujet du temps, il faut être dans une géographie du sensible, et des dimensions partenariales. Les demandes actuelles sont la proximité, la qualité de vie, et les politiques temporelles répondent à cela.

L’approche temporelle, c’est une clé d’entrée en recherche, elle s’est déployée ; c’est une clé d’entrée citoyenne, c’est entré dans les mœurs. Mais il y a du retard dans l’approche politique qui est toujours difficile et réduite. C’est aussi fragile à aborder car on traite du vivant ; une politique temporelle, ça ne s’inaugure pas ! On expérimente, pour après revenir dessus, tester, avec le droit à l’erreur ! Et ça ne rentre pas dans la logique française, ce n’est pas facile, encore plus à l’époque, au démarrage !

– quels thèmes émergent à ce jour ou mériteraient d’être engagés ?

La question centrale à travailler est celle de la ville malléable ;

La ville souple, réversible dans un monde où il faut s’adapter en permanence. Face aux phénomènes d’accélération, de tout, des chocs, il faut être en situation de réagir instantanément. Il y a de multiples pressions temporelles, et on doit aborder comment l’individu s’adapte à ces mutations rapides. Comment on travaille sur l’intensité urbaine, pour lutter contre l’étalement urbain ?  Il faut donc travailler sur cette haute qualité temporelle ; par exemple, comment un bâtiment industriel peut accueillir des SDF la nuit ?

Le cœur de l’approche temporelle, c’est la polyvalence des bâtiments

Il faut casser la charte d’Athènes ! Ce sont des questions à expérimenter. Des choses se font, commencent à être traitées ; on commence à le traiter avec l’urbanisme transitoire, l’urbanisme tactique, et des expérimentations qu’on peut suivre.

Plus globalement, face à l’adaptation au changement climatique, il faut traiter comment on construit des collectifs, des systèmes nouveaux, avec des Bureaux des temps qui animent ces approches nouvelles. La survie va dépendre du multiple, de l’effervescent. Il y a une thématique laissée de côté, la question du numérique, la question de cette ville sans contact.

D’autres thèmes sont aussi à traiter : La question du temps est au cœur du fonctionnement des petites villes. Elles semblent plus désirables depuis la crise ; toutefois les pressions temporelles sont plus fortes dans l’urbain, ou en milieu rural où les déplacements sont compliqués, les villes moyennes, sont plus accessibles. Mais les centres commerciaux les ont flinguées ! Comment revenir en arrière ?

Et que dire de la Ville du bien-être ?

La question ne se pose pas forcément ; il faut plutôt réfléchir sur les rythmes, car la ville du bien-être est trop policée, trop normée, pas assez malléable. Je préfère traiter de la question plus prospective vis-à-vis du réchauffement climatique : comment on va décaler nos modes de vies dans la soirée, la nuit, quand la ville se réchauffe trop, comme dans le sud de la France par exemple. Ou la question géographique des lagunes, des milieux fragiles : comment on vit face aux transformations des niveaux de la mer.

En conclusion, je dirais, il faut passer de la métaphysique du stable au temporaire, stop au permanent ! Il faut des schémas de cohérence temporelle, il faut refaire de la prospective !

– Vous connaissez bien le réseau Tempo, pour l’avoir suivi dès sa création en 2004 ; quel rôle souhaitez voir jouer Tempo dans ce contexte, cette vision ?

Il faut faire vivre le réseau sur ces sujets, être partenarial, en intégrant plus de gens venus de tous horizons, des structures, des syndicats, des entreprises ; bref, devenir un « Tempo co-porté ». En s’appuyant sur le réseau, comment on contribue à réduire les tempos entre recherche et actions territoriales : il faut réduire les délais !

Il faut que Tempo ait un rôle de vigie sur des sujets « chauds », être plus présent pour éclairer plus sur des sujets d’actualité ( les retraites par ex, les trains de nuit..). Mais aussi sur la dimension prospective pour créer les imaginaires de demain ; il y a de la matière et des enjeux à traiter cette question. Être sur des problématiques sensibles ! Tempo doit être plus qu’une plateforme d’échanges ! Le réseau doit animer les acteurs pour un stimulation intellectuelle permanente. Mais tout en gardant une identité temporelle pour élargir les regards, pour construire plus d’hybride. Il faut un changement de logiciel de réflexion !