Episode 3 -Temporalités, où en est la recherche ?
Nicolas Fieulaine est professeur et chercheur en psychologie sociale à l’Université Lyon2. Il est également rattaché à la Chaire Innovation Publique de l’INSP (en partenariat avec SciencesPo Paris, Polytechnique et l’ENSCI) et enseignant à l’INSP (ex ENA). Après une thèse sur le sujet des temps, son expertise le conduit à des recherches sur le rapport au temps, les conditions psychosociales des transitions, et la prise en compte de l’humain dans la conception de l’action publique, mais aussi sur les influences des questions temporelles sur l’ensemble des politiques publiques.
Votre spécificité, c’est une approche psychologique du temps ?
En effet ! En m’appuyant sur mon travail de thèse, j’ai co-fondé un réseau mondial de plus de 250 chercheurs en sciences humaines, provenant d’une quarantaine de pays, qui travaillent sur les perspectives temporelles et la psychologie du temps. Il s’agit du « réseau international des perspectives temporelles ». Ce réseau, interdisciplinaire, regroupe des « passionnés du temps », dans les phénomènes psychologiques et sociaux. Il y a dans le réseau des psychologues praticiens, des intervenants sur des questions sociales et urbaines, aux côtés des chercheurs en psychologie, neurosciences, sciences cognitives et sociologie.
Et vous avez conçu des outils pour étudier les rapports au temps ?
Oui, c’est cela. Certain.e.s ont élaboré des techniques et outils pour étudier les rapports au temps et accompagner des changements, au niveau individuel ou organisationnel. Nous avons produit plusieurs synthèses des travaux fondamentaux et appliqués ( en anglais). Nous échangeons sur les outils où l’on approfondit la mesure de la profondeur des perspectives temporelles. Il s’agit par exemple de démarches “quanti” avec un outil psychométrique qui implique 120 pays, et qui met en évidence des tonalités positives ou négatives, autour d’outils plus qualitatifs comme des lignes de vies, ou test des cercles1 qui dénotent l’aspect culturel de notre rapport au temps, de notre vécu et ressenti du temps. Il s’agit là d’ aspects émotionnels et affectifs, qui marquent profondément nos visions et nos usages du temps. Ce qui est intéressant à observer, c’est la place que va prendre le registre du temps dans le vécu et la réalité, mais aussi comment le passé oriente la vision du futur, au niveau individuel et/ ou groupal, dans les entreprises ou sur des territoires par exemple. Il s’agit de mesurer un niveau individuel mais pour faire émerger des approches globales, des représentations partagées du temps. Par exemple, avec un groupe en entreprise, quelle est sa capacité à se projeter dans le futur, ou pas, quel est son ressenti affectif du temps, du passé ? … Nous avons ainsi produit des comparaisons internationales, qui différencient les niveaux individuels, groupal et culturels, en faisant le lien par exemple à des questions comme les réactions à l’épidémie de coronavirus. Tout cela est appréhendé en s’appuyant sur des recherches neuroscientifiques, psychosociales ou cliniques.
Avec des approches temporelles variées…
Je travaille aussi sur la question de la « perception du temps en mobilité », avec la SNCF, où nous nous questionnons mutuellement sur les approches « temps, mobilité, et transition écologique ». Nous abordons également la désynchronisation des arrivées au bureau et le lissage des heures et jours de pointe.
Il y a aussi des thèses sur le sujet du temps en lien avec le comportement de santé, la précarité et le rapport au temps, à l’Université d’Aix et à Gustave Eiffel, mais aussi des recherches en lien avec la distance psychologique. Ceci intègre la dimension du vécu de l’espace, basé et connecté avec des recherches en sciences cognitives solides. On retrouve là, l’essentiel de la dimension « psychologie de l’espace ».
J’essaye de plus en plus de rapprocher mes travaux au fait écologique, et aux approches de l’égal accès aux espaces publics, et toujours bien sûr, à l’approche « nudges », en visant des résultats très concrets. Par exemple, dans les gares, où sont pris en compte les rythmes, la distance psychologique, les formes de relations sociales pour vivre et agir autrement dans les espaces de mobilité?
A votre avis, quels axes de travail deviennent incontournables à initier ?
Il est évident qu’à présent, il faut travailler sur les questions de la transition écologique et le changement et l’incertitude que ça induit, car c’est ce rapport à l’incertitude et au temps qu’il va falloir comprendre et accompagner. Les changements de comportements ne se feront pas sans accompagnements. De nombreux baromètres sont réalisés (souvent par ou pour les collectivités) mais nous n’avons pas suffisamment de connaissances plus “populationnelles”. Par ce terme il faut entendre à l’échelle d’une population (française, habitante d’une collectivité, d’un quartier…). Pour se donner ainsi les moyens d’éviter les quiproquos temporels issus d’incompréhensions sur les temporalités dominantes sur un territoire.
Ces dimensions vont être capitales pour comprendre la montée des questionnements sur le sens de l’eco-anxiété et des mobilisations collectives liées au changement climatique et aux bouleversements des écosystèmes. Il est important de travailler sur les leviers pour bâtir l’optimisme, pour alimenter les perspectives temporelles, pour transformer notre rapport à l’avenir.
De même pour les questions de « santé mentale ». Depuis la crise sanitaire, et la crise écologique, on voit apparaitre des troubles massifs. Il faut travailler cela et accompagner les transitions pour donner du sens ; c’est incontournable pour aller vers des changements de comportements. Mais cela suppose aussi que l’action publique accompagne ce mouvement. C’est un chantier à ouvrir pour redonner de l’optimisme en lien avec les changements proposés. Or les élus sont souvent dans le court terme, sans imaginer plus loin les conséquences et les dérives engendrées. On voit souvent dans nos travaux avec les organisations, les perspectives étroites face aux limites engendrées et une certaine déconnexion entre le quotidien vécu et les réflexions qu’on a, ou pas. D’où la nécessité de travailler les distances psychologiques pour passer du court au long terme. Il faut apprendre à travailler avec cette notion de distances, par exemple quand on veut mettre en œuvre des idées issues d’un atelier prospectif.
Mais on a vu des évolutions dans l’action publique quand même ?
Oui, les choses évoluent bien sûr ! On traite plus des perspectives temporelles et de l’accompagnement des transitions. Et ceci grâce aux sciences comportementales qui permettent de plus et mieux prendre en compte la part de l’humain. Ainsi, le ministère de la transition écologique et de la cohésion de territoires, la métropole de Grenoble ou encore des Régions intègrent ces démarches. C’est ainsi que nous avons accompagné des administrations, des opérateurs de l’Etat, des services déconcentrés ou des collectivités sur différents enjeux. Enjeux qui peuvent être sanitaires (liés à la pandémie ou à la prévention en santé), environnementaux (les PCAET ou les stratégies énergétiques) ou sociaux (les politiques de l’emploi et de l’aide sociale par exemple), afin de les aider à travailler dans des situations de transitions, voire de crises, en gardant la question du sens tout en gérant le quotidien des changements d’habitudes. Les élus et services manquent souvent de clés de compréhension, de temps bien sûr et tout simplement d’outils pour intégrer ces enjeux sans verser dans les recettes simplistes ou magiques.
- Par exemple, nous entamons un travail avec la Métropole Européenne de Lille sur le volet de l’accompagnement au changement des modes de vie. Ceci implique une approche très différente de l’action publique, qui se donne le temps de comprendre les motifs environnementaux, sociaux et psychologiques des habitudes de vie pour accompagner leur transformation. Mais cela ne va pas sans ré-interroger les façons de construire l’action publique, d’impliquer les agents et les citoyens, d’organiser concrètement des projets. Pour cela, la MEL associe à cette démarche une recherche plus exploratoire sur l’impact de ces approches sur le management public et l’organisation du travail. Par un effet miroir, s’interroger sur les transitions des citoyens implique de se questionner sur le fonctionnement de la collectivité face à ces transitions.
Il serait vraiment très intéressant d’impliquer plus les Bureaux des temps des collectivités dans des expériences orientées sciences sociales. Par exemple, testons les capacités de ralentissement dans un espace public considéré. Cela permettrait d’alerter sur la dimension cachée du temps dans les politiques publiques. Ou encore explorons comment le facteur temps intervient dans l’acceptabilité des mesures contraignantes sur les mobilités, comme les ZFE par exemple. Cela montrerait que le temps est aussi un élément déterminant qui demande une attention et un accompagnement spécifique, sur le volet de son rythme comme sur celui de ses perspectives.
1 C’est un test qui utilise une tâche graphique, où on propose trois cercles de taille différente, les personnes choisissent lequel représente le passé, le présent ou le futur et leur donne de l’importance, et on leur demande ensuite de positionner les cercles plus ou moins près des autres, ce qui donne une indication du rapport perçu entre passé, présent et futur. Cela a le mérite de passer par le non-verbal.
Références bibliographiques
Fieulaine, N. (2007). Temps de l’urgence, temps du projet : La rencontre des Temporalités dans le recours aux soins et à l’aide sociale en situations de précarité.. Dossiers de la MRIE, 2007, 15, pp.41-45. (https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00408115)
Fieulaine, N. (2006). Perspective Temporelle, Situations de Précarité et Santé : Une Approche Psychoso- ciale du Temps. Thèse en Psychologie, Laboratoire de Psychologie Sociale, Université de Provence.
https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-00408117
Stolarski, M., Fieulaine, N., & VanBeek, W. (Eds.) (2014). Time perspective theory: Review, research and application. New York, Spinger Nature Science.
Sircova, A., Van De Vijver, F., Osin, E., Milfont, T.L., Fieulaine, N., Kislali, A., Zimbardo, P.G. & 50 members of the international time perspective research project (2014). A Global Look at Time : A 24-Country Study of the Equivalence of the Zimbardo Time Perspective Inventory. SAGE Open, Feb 2014,4(1). https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/2158244013515686