Une série d’articles et de sujets à découvrir lors des Temporelles 2023 à Lyon
Denis Maillard est philosophe politique et journaliste de formation ; il a poursuivi en parallèle un parcours en entreprise – dans le champ de la presse et de la communication – et un parcours d’intellectuel – création de la Revue Humanitaire, publication d’essais : « L’humanitaire, tragédie de la démocratie » (Michalon 2007), « Quand la religion s’invite dans l’entreprise » (Fayard 2017), « Une colère française » (Observatoire 2019), « Tenir la promesse faite au tiers-Etat » (Observatoire 2020) et « Indispensables mais invisibles : reconnaître les travailleurs en première ligne (Aube 2021).
Il est depuis 2017 le cofondateur de Temps commun, cabinet de conseil aidant les entreprises à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations. Ses spécialités sont les questions sociales, les transformations du travail et de la recomposition actuelle des relations sociales et du champ syndical.
Nous accueillerons Denis Maillard, lors des Temporelles 2023. Il assurera la conférence introductive sur le thème « nouvelles perceptions du travail, nouveaux lieux, nouveaux rythmes », en s’appuyant sur son observation de l’entreprise et de la société. Il reviendra sur certaines questions liées au travail comme un commun, mais aussi sur le paysage du travail et ses transformations au long cours depuis la crise sanitaire : que peut-on observer ? quelles aspirations nouvelles de chacun ? Comment on organise le temps et l’espace dans le travail ?
Afin de mieux le connaitre, nous vous proposons de le découvrir au travers de quelques extraits (avec l’autorisation de l’auteur) de cet article de Philosophie Magazine, paru en janvier 2023 « La fin du Bonheur différé ».
Et si l’attachement à la retraite des Français ne tenait plus à l’attente d’un repos ultime au terme d’une vie laborieuse et pénible, mais à la possibilité de faire retraite dès maintenant pour se réinventer dans un travail « amélioré » ? C’est l’hypothèse originale que propose Denis Maillard dans cette tribune pour philomag.com, en revenant sur les transformations contemporaines du travail sous le coup de la nouvelle économie de services et de la culture de la consommation.
La fin d’un monde et ses conséquences sur notre perception du travail
(…) Disons-le sans ambages, ce monde est terminé au point de devenir à peine compréhensible par nos contemporains qui n’envisagent plus de supporter le «métro, boulot, dodo » au nom d’une possible réinvention de soi une fois retraité. Accéléré par la crise du Covid, nous vivons collectivement la fin du bonheur différé que représente, dans l’actuelle réforme, ce recul de l’âge de départ en retraite à peine contrebalancé par la possibilité de partir plus tôt si l’on a exercé un métier reconnu comme pénible.
Cette mutation culturelle, pour ne pas dire anthropologique, a des conséquences sur notre vision, désormais troublée, du travail et sur le rapport que nous entretenons avec lui.
(…) Rassurons-nous, le travail n’a pas disparu. C’est notre rapport à lui qui s’est modifié. Dans un sens très particulier puisque le travail est en train de devenir à son tour une consommation, répondant de moins en moins à une logique de sacrifice de soi, mais de plus en plus à un véritable souci de soi. De ce fait, il est illusoire de croire que le travail puisse être préservé des transformations de notre société de marché qui a fait du loisir et de la consommation les axes prioritaires de son développement, au point d’avoir divisé par deux, en un siècle et demi, le temps de veille consacré au labeur (en 1848, le temps de travail était ramené à 10h par jour et 66h par semaine ; en 2021, l’ensemble des actifs travaillait en moyenne 36,9 heures au cours d’une semaine habituelle). Ainsi, dans un monde dominé par la consommation, l’imaginaire qui accompagne celle-ci ne connaît plus la différence entre vie personnelle et vie professionnelle ; cet imaginaire colonise l’ensemble de la vie, sans épargner le travail donc, qui tend nécessairement à devenir à son tour une consommation comme une autre. C’est-à-dire une expérience sensationnelle sans laquelle les salariés commenceraient à s’ennuyer et à rêver d’ailleurs ou de rester chez eux – ce qui a une traduction dans le langage des entreprises : l’engagement des salariés, que l’on cherche alors à mesurer et à conforter désespérément. Or, la pratique que la majorité des Français a de son travail actuellement est encore très loin d’une telle expérience sensationnelle.
La réalité du travail est à la fois éloignée de cette aspiration – que l’on pense à la multiplication des troubles musculo-squelettiques ou à l’augmentation des risques psychosociaux comme le burn-out – et reflète aussi une inégalité qui rend inaccessible à tous l’expérience d’une « consommation de travail » puisque certains en sont très largement éloignés. En effet, le développement de l’économie de services repose sur une infrastructure de travailleurs indispensables mais invisibles – que j’ai appelé le back-office de la société – qui s’activent continuellement pour nous procurer les objets matériels, culturels ou sanitaires assurant notre épanouissement.
Les invisibles du travail et la recherche d’un nouveau commun
(…) Nous avons collectivement touché du doigt cette réalité lors du premier confinement lorsque ce back-office, composé de logisticiens, manutentionnaires, caristes, manœuvres, transporteurs, caissières, personnel de nettoyage, aides-soignants, infirmières, aides à domicile, livreurs, vigiles etc., a permis au pays de tenir et de continuer à fonctionner grâce à la persistance d’un labeur contraint. Se dessinent alors les contours d’un véritable « paradoxe du back-office » formulé ainsi : plus une partie de la société se libère du travail pour mieux le consommer, plus elle peut choisir de vivre et de travailler quand, où et comme elle le désire ; alors plus ce mode de vie va faire peser sur les travailleurs du back-office une somme accrue de contraintes en termes de disponibilité, de transport, et d’efforts, donc les tenir éloignés d’une expérience de travail vécue comme consommation et félicité.
(…) On peut donc formuler l’hypothèse qu’à travers cette réinvention des temps sociaux, c’est en réalité à la recherche d’un nouveau commun que l’on assiste : tant que les périodes de la vie étaient identifiées et séparées, chacune (éducation, labeur, repos) apparaissait alors comme un temps commun, vécu de manière différente, certes, mais dans un même espace-temps – la retraite constituant alors une focale commune, comme l’étape ultime vers laquelle tout le monde tendait et qu’il fallait atteindre le plus rapidement possible pour en profiter pleinement, signe d’une vie réussie. Le blocage actuel des conditions de la méritocratie scolaire, le désalignement des sens du travail dont nous venons de parler et l’existence d’un back-office supportant le mode de vie du reste de la société entraînent une plus forte rigidification sociale qui tend à séparer les individus et les catégories socio-professionnelles selon leur degré d’autonomie, dégradant d’autant le monde commun. L’interpénétration des temps sociaux et le soutien à une réinvention de l’individu qu’elle paraît promettre permettraient alors de tendre vers un nouveau commun beaucoup plus fluide, à l’instar de la manière dont l’individu contemporain envisage désormais son existence. Faute de prendre acte de ces transformations matérielles, culturelles et anthropologiques, la réforme des retraites telle qu’elle nous est proposée ne peut manquer de susciter au mieux la déception, au pire l’opposition et le rejet voire la révolte.
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