Le réseau Tempo territorial, réseau des acteurs des politiques temporelles, est composé de collectivités locales engagées sur cette thématique, mais aussi d’experts et de chercheurs, ce qui en fait sa richesse, puisque les sujets s’entrecroisent entre actions locales et recherche.
Alors que les « questions de temps » n’ont jamais été aussi prégnantes que depuis la crise sanitaire, et ont bouleversé nos modes de vies, il est temps de revenir aux fondamentaux, de ce qui fait sens en termes d’approches temporelles aujourd’hui. Dans cette série d’articles, nous donnons la parole à un certain nombre de chercheurs dont les sujets croisent nos préoccupations. Nous leur avons demandé quels étaient les sujets de recherche temporelle qu’ils conduisaient, et les thèmes qu’il faudrait investir absolument afin d’outiller une société de plus en plus parcellisée, désynchronisée ?
Episode 1 – Redonner du sens aux « questions de temps » dans l’aménagement du territoire : s’interroger sur le ralentissement, une vraie question politique – rencontre avec Dominique Royoux et Emmanuel Munch
Dominique Royoux est Professeur de Géographie à l’Université de Poitiers et Directeur-adjoint du laboratoire RURALITES (EA 2252/Université de Poitiers)
Emmanuel Munch est Chercheur en Chrono-Urbanisme à l’Université Gustave Eiffel, au Laboratoire Ville Mobilité Transport (UMR-T 9403) et enseignant à l’Ecole d’Urbanisme de Paris.
Q – Pouvez-vous nous dire quels sont vos sujets de recherche sur les questions temporelles ?
DR : Dans mon labo « ruralités », je travaille sur le lien rural / urbain, avec un intérêt pour les petites villes pour lesquelles la question des temps est majeure. On le voit ainsi avec l’arrivée de ces néo- ruraux pour qui la conciliation des temps, la mobilité, l’accès à la fibre, l’accès aux services sont des enjeux forts liés à leur installation. Mais ce qui m’intéresse actuellement est de voir comment « booster » et (re)mettre en avant cette question d’organisation des temps afin de la faire revenir sur le devant de la sphère politique. Dans nos vies multiples et polyrythmiques, la question du temps est essentielle ; elle n’est pas assez reconnue et il faut remettre ces questions en avant ! Il faut que ces approches temporelles participent à l’enrichissement des autres politiques publiques, en veillant à intégrer mieux les temps sociaux dans la conception des politiques de mobilité, de l’offre de service et son accessibilité. Ainsi, les évolutions sociétales actuelles et leur impact sur l’économie locale et les services, conduisent à faire migrer les services au cœur des tissus urbains, et moins en zone périphérique, et ça, c’est du temps finalement !
Q – Emmanuel Munch, quels sont vos sujets de recherche actuellement sur les questions temporelles ?
EM : J’ai beaucoup travaillé sur les problématiques d’heures de pointe et d’horaires de travail en Île de France. Actuellement, je travaille sur l’aspiration à la décélération des rythmes de vie en tant que levier de la bifurcation écologique et mobilitaire. C’est un projet financé par l’ADEME qui cherche à construire une réflexion opérationnelle en liant « vitesse de déplacement, rythmes de vie et bifurcation écologique ». On a essayé de penser les modalités collectives et institutionnelles de la décélération des rythmes de vie en ville. Une des difficultés quand on parle de politiques temporelles, c’est de rentre concret nos recommandations, alors que le temps est par définition une dimension particulièrement abstraite. Au-delà de l’impératif écologique, comment adosser concrètement une politique de ralentissement des vitesses de déplacement à une demande sociale pour le ralentissement des rythmes de vie ? Nos enquêtes dans les Cittàslow et les villes à 30 km/h fournissent des résultats assez unanimes. Ralentissement = convivialité !
Pourquoi ralentir ? Et donc comment penser les modalités concrètes du ralentissement ? Face aux effets contre-productifs de la vitesse (pollution, sentiment accru de manque de temps) nos enquêtes montrent que le ralentissement est souvent motivé par une recherche de convivialité. Ralentir son rythme de vie permet de retrouver du temps pour partager des moments de convivialité avec autrui. Je précise qu’une bonne partie de ces enquêtes ont eu lieu avant la pandémie. Cela ne correspond donc pas uniquement à une demande de convivialité et de sociabilité en réaction aux confinements. C’est une demande de ralentissement et de convivialité en réaction à « l’excès de vitesse » de nos déplacements et de nos rythmes de vie qui empêche d’accorder du temps à autrui.
Ces résultats, fruits d’enquêtes de terrain, se trouvent être en accord avec les travaux théoriques d’Ivan Illich, un des premiers penseurs de la décroissance. Si les villes post-industrielles sont des villes ralenties, concrètement, elles pourraient prendre les contours de villes plus conviviales. 50 ans après, ces sujets sont toujours d’actualité, comme l’atteste également le thème des dernières Temporelles à Rennes.
DR : Si le temps, les rythmes sont des marqueurs fondamentaux des inégalités, je suis attaché à lier cela à un modèle de société, en faisant en sorte qu’il y a une plus grande attention aux rythmes, comme fonction essentielle de la vie sociale. Ceci n’est pas assez pris en compte, car cette question est trop restée gérée au sein de la seule sphère familiale. Il faut la faire sortir et lui redonner une dimension sociétale. Cette question est à mettre dans nos intentions de recherche.
Sur le débat ralentissement vs accélération : ce n’est pas l’un à la place de l’autre, mais les deux à mieux articuler. Il faut continuer à considérer les questions du temps lent vs le temps rapide, des temps choisis vs les temps contraints. C’est une modalité importante de notre façon d’appréhender le temps. Cela ramène à la question du « droit au temps » qui doit prendre en compte cette gestion alternée du temps et ne pas opposer ces deux entités, car la vie moderne est concernée par ces deux mouvements.
EM : Je ne suis pas d’accord sur le droit au temps ! C’est ce que dit aussi Bruno Villalba lorsqu’il parle de la fiction démocratique ! Dans le contexte sociétal actuel, le risque est que les surplus d’autonomie temporelle offerts aux individus (flexibilité, élargissement des horaires…) entraînent une accélération toujours plus forte ! Il faut construire des mécanismes de régulation de l’accélération technique, économique et sociale pour que les individus retrouvent de l’autonomie dans la gestion de leur temps quotidien. Et non l’inverse. Le supposé « droit au temps » à système socioéconomique constant, aliène toujours plus les populations. Il n’offre pas du tout plus de « libertés ». C’est la thèse d’Hartmut Rosa. Donc la recherche doit porter sur « comment faire cohabiter ralentissement et émancipation ?». Le ralentissement pourrait être un moyen d’autonomisation. J’ai écrit un court article avec une collègue à ce sujet : Ralentir pour gagner du temps.
DR : Si l’on veut que cela soit une question sociale de 1er plan, il faut regarder comment cela s’opère sur le territoire. Par exemple, la question des tiers-lieux est intéressante à observer, particulièrement en milieu peu dense, puisque ce sont des activités qui favorisent l’accessibilité, qui était freinée par la gestion du temps, surtout en rural.
EM : Plus globalement, pour nous, ces questions sur la régulation des rythmes urbains, cela débouche sur la planification d’une ville ralentie, conviviale et inclusive où on fait de la question des rythmes de vies un sujet de santé publique. C’est un véritable problème de société qui croise la question du bien-être temporel avec la définition de nouveaux indicateurs, pas seulement quantitatifs, mais surtout qualitatifs. S’intéresser au temps, c’est s’intéresser aux usages du temps, à la qualité de la vie, et non pas à la « quantité de vie », mesurée en monnaie sonnante et trébuchante ou à l’aune d’agendas overbookés.
Q- Vous avez déjà évoqué dans les projets de recherche à initier, celui du ralentissement et du bien- être temporel » celui des « rythmes, comme fonction essentielle de la vie sociale », y en a-t-il d’autres ?
DR : On manque de cas-terrain, mais le grand objectif à atteindre dans le cadre d’une recherche/action, comportant une dimension politique nécessairement, serait de considérer le temps comme une grande fonction de la vie sociale. Le temps est partout et on devrait le matérialiser plus fortement. Les difficultés majeures des citoyens sont d’abord liées aux difficultés du temps ! Cela devrait être traité avec la même importance que se déplacer, se former, habiter, etc.. Par exemple, la grève des livreurs Deliveroo, c’est aussi du temps dont ils parlent !
Les Bureaux des temps ont beaucoup thématisé autour du temps, mais maintenant, il ne faudrait pas s’enfermer dans cette thématisation. Il est temps d’élargir et de remettre la question des rythmes au centre de la vie sociale pour mieux affronter celle des inégalités cachées et pour corriger les rythmes subis. Revenir aux fondamentaux des politiques temporelles telles que traitées au début des années 2000 !
EM : Mon travail avec l’ ADEME m’a permis de relire la genèse des politiques temporelles. Il ne faut pas renier les origines, mais aujourd’hui il manque des cordes à leur arc, alors que ces sujets sont essentiels. L’entrée thématique (mobilités, services, espaces publics…) c’est bien, mais cela occulte les problématiques générales, sur le pourquoi et le sens. D’autres enjeux émergent aujourd’hui, la bifurcation écologique en particulier.
L’enjeu de la régulation des rythmes urbains (au travers des générateurs de temps comme l’école, l’entreprise, les commerces…), était présent au début, mais s’est amenuisé au fil du temps, au profit d’une individualisation et d’une accélération des rythmes quotidiens. Sous bien des aspects (sentiment de toujours manquer de temps, réchauffement climatique), c’est très dommageable pour le bien-être collectif.
DR : il faut être vigilant. Les politiques temporelles peuvent être fragilisées par cette demande de gain d’autonomie de la société actuellement, mais aussi par les freins des collectivités qui en font souvent un sujet technique. Le risque, c’est de perdre, de ce fait le sens profond du bien-vivre sur les territoires. Et ce débat est fondamental puisque relancé par la crise sanitaire et internationale et la question du SENS est encore plus nécessaire aujourd’hui.
télécharger l’article :